4. a) Le nouveau droit connaît trois causes de divorce, qui reposent toutes sur le constat de l'échec du mariage (Message du Conseil fédéral du 15 novembre 1995 concernant la révision du Code civil suisse, FF 1996 I 1ss, n. 231.1; cf. HEINZ HAUSHEER, Die Scheidungsgründe in der laufenden Ehescheidungsreform, in RDS 115/1996 I p. 343 ss, p. 354): le divorce sur requête commune des époux (art. 111 et 112 CC), le divorce sur demande unilatérale après suspension de la vie commune pendant quatre ans au moins (art. 114 CC) et le divorce sur demande unilatérale pour rupture du lien conjugal (art. 115 CC). Les deux premières causes, qui sont nouvelles par rapport à l'ancien droit, répondent à la volonté du législateur de "formaliser" les causes de divorce et de les "dépénaliser" en éliminant la notion de faute (Message, n. 144.3 et 231.1). Elles constituent - selon la terminologie utilisée sous l'ancien droit (cf. notamment ATF 108 II 25 consid. 2a) - des causes absolues de divorce, en ce sens que la rupture du lien conjugal est présumée de manière irréfragable (STECK, op. cit., p. 33; JEAN-FRANÇOIS PERRIN, Les causes du divorce selon le nouveau droit, in RENATE PFISTER-LIECHTI (éd.), De l'ancien au nouveau droit du divorce, 1999, p. 25).
b) Le divorce sur demande unilatérale est régi par les art. 114 et 115 CC. Un époux peut demander unilatéralement le divorce lorsque, au début de la litispendance de la demande ou au jour du remplacement de la requête par une demande unilatérale, les conjoints ont vécu séparés pendant quatre ans au moins (art. 114 CC); chaque époux peut toutefois demander le divorce avant l'expiration du délai de quatre ans lorsque des motifs sérieux qui ne lui sont pas imputables rendent la continuation du mariage insupportable (art. 115 CC).
Il résulte de la ratio legis (cf. consid. 4a supra) et du texte même de l'art. 115 CC que celui-ci instaure une cause de divorce subsidiaire par rapport à celle de l'art. 114 CC (Message, n. 231.1; STECK, op. cit., p. 33-35; REUSSER, op. cit., n. 1.78 s.; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 6 ad art. 115 CC; FANKHAUSER, op. cit., n. 2 ad art. 115 CC; ALEXANDRA RUMO-JUNGO, Die Scheidung auf Klage, in AJP 1999 p. 1530 ss, 1535; HEINZ HAUSHEER/THOMAS GEISER/ESTHER KOBEL, Das Eherecht des Schweizerischen Zivilgesetzbuches, 2000, n. 10.25; PERRIN, op. cit., p. 26; JACQUES MICHELI ET AL., Le nouveau droit du divorce, 1999, n. 191).
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c) Selon l'opinion dominante, l'art. 115 CC doit permettre de déroger à l'exigence d'une séparation d'au moins quatre ans dans des cas particuliers où il serait excessivement rigoureux d'imposer au demandeur de patienter durant les quatre années du délai de séparation prévu à l'art. 114 CC (REUSSER, op. cit., n. 1.78 s.; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1535; STECK, op. cit., p. 35; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 6 ad art. 115 CC; HAUSHEER/GEISER/KOBEL, op. cit., n. 10.25; Message, n. 231.32). Quoique s'inspirant de l'art. 142 al. 1 aCC, l'art. 115 CC doit ainsi être interprété dans un contexte différent; il ne s'agit en effet plus de se demander, comme c'était le cas sous l'empire de l'art. 142 aCC, si l'on peut imposer à un époux le maintien de l'union conjugale pendant une durée indéterminée - étant rappelé que l'époux défendeur ne pouvait en principe plus s'opposer au divorce après une séparation de quinze ans (ATF 108 II 503; ATF 111 II 109 consid. 1d) -, mais si l'on peut raisonnablement exiger de lui qu'il attende la fin du délai de séparation de quatre ans pour obtenir le divorce (REUSSER, op. cit., n. 1.81; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1535; HAUSHEER, op. cit., p. 364; STECK, op. cit., p. 35; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 9 ad art. 115 CC). Par ailleurs, l'art. 115 CC ne se fonde plus, comme l'art. 142 aCC, sur le caractère insupportable de la vie commune, mais sur le caractère insupportable du mariage en tant que tel, à savoir du lien conjugal (SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 9 ad art. 115 CC; FANKHAUSER, op. cit., n. 6 ad art. 115 CC).
d) Dès lors, toujours selon la doctrine majoritaire, l'art. 115 CC doit être interprété de manière plus restrictive et selon des critères plus sévères que l'art. 142 aCC; à défaut, la cause de divorce subsidiaire (cf. consid. 4b supra) de l'art. 115 CC risque de devenir dans la pratique - comme cela a été le cas avec l'art. 142 aCC - la principale cause de divorce, au détriment des causes "formalisées" (cf. consid. 4a supra), ce qui compromettrait largement le principal objectif de la révision du droit du divorce (SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 9 ad art. 115 CC; REUSSER, op. cit., n. 1.86; FANKHAUSER, op. cit., n. 2 ad art. 115 CC; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536; HAUSHEER/GEISER/KOBEL, op. cit., n. 10.27; Message, n. 231.32). Plusieurs auteurs expriment ainsi la crainte que certains tribunaux ne perpétuent sous l'empire de l'art. 115 CC, en contradiction avec l'esprit du nouveau droit, la pratique judiciaire issue de l'application de l'art. 142 aCC (FANKHAUSER, op. cit., n. 2 ad art. 115 CC; PERRIN, op. cit., p. 26, 27 et 29).
e) Selon une opinion minoritaire, l'interprétation restrictive préconisée par la doctrine dominante ne pourrait trouver appui ni sur le
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texte de l'art. 115 CC, ni sur la conception des causes de divorce dans le nouveau droit, ni même sur les travaux préparatoires; rien n'empêcherait le juge, dans son application de l'art. 115 CC, de s'inspirer de la jurisprudence éprouvée rendue au sujet de l'art. 142 aCC (ROGER WEBER, Kritische Punkte der Scheidungsrechtsrevision, in AJP 1999 p. 1633 ss, p. 1635/1636; cf. dans le même sens MICHELI ET AL., op. cit., n. 192 et 195). Il n'y aurait aucun motif de contraindre, par une interprétation restrictive de l'art. 115 CC destinée uniquement à décharger les tribunaux, un époux à maintenir pendant quatre ans une union conjugale absolument vidée de son contenu; adopter l'opinion contraire reviendrait à faire peu de cas des droits de la personnalité de la partie demanderesse et l'exposerait à ce que l'autre conjoint négocie son accord sur le principe du divorce pour obtenir des avantages indus dans le règlement des effets accessoires du divorce (WEBER, op. cit., p. 1636).
f) Cette opinion minoritaire ne saurait être partagée. Il résulte en effet clairement du texte de l'art. 115 CC, de la conception qui est à la base du nouveau droit ainsi que du Message du Conseil fédéral que cette disposition ne peut trouver application que dans des cas particuliers, où il serait excessivement rigoureux d'imposer au demandeur de patienter durant les quatre années du délai de séparation prévu à l'art. 114 CC (cf. consid. 4b et c supra). L'art. 115 CC doit ainsi nécessairement recevoir une interprétation plus restrictive que l'art. 142 al. 1 aCC, sous l'empire duquel l'enjeu, pour l'époux demandeur, était de savoir si l'on pouvait lui imposer le maintien de l'union conjugale pendant une durée indéterminée (cf. consid. 4c supra). Seule une telle interprétation permettra d'atteindre l'objectif majeur de la réforme qu'est le souci de "dépénaliser" le divorce en le prononçant autant que possible sur la base de critères formels (cf. consid. 4a supra), qui évitent le "déballage" de la vie conjugale devant le juge avec toutes les répercussions négatives qu'il implique (cf. Message, n. 144.3). Cet objectif serait à l'évidence gravement compromis si l'art. 115 CC devait recevoir la même portée et la même importance pratique que l'art. 142 aCC (cf. consid. 4d supra). Enfin, s'il est vrai que, comme sous l'ancien droit (cf. art. 158 ch. 5 et ATF 119 II 297 consid. 3b), le contrôle de la convention par le juge (art. 140 al. 2 CC) n'exclut pas tout risque quant au caractère équilibré de celle-ci, l'existence d'un droit absolu au divorce après quatre ans de séparation (cf. FANKHAUSER, op. cit., n. 1 ad art. 114 CC et les références citées) devrait également contribuer à limiter ce risque, qui ne saurait justifier une interprétation extensive de l'art. 115 CC.
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g) En définitive, il convient d'admettre avec la doctrine dominante qu'un époux peut demander unilatéralement le divorce sur la base de l'art. 115 CC lorsque, pour des motifs sérieux qui ne lui sont pas imputables, on ne saurait raisonnablement lui imposer la continuation du mariage - à savoir le maintien du lien conjugal - durant les quatre années de séparation qui lui permettraient d'obtenir le divorce sur la base de l'art. 114 CC (STECK, op. cit., p. 35; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 9 ad art. 115 CC; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1535 s.; REUSSER, op. cit., n. 1.81; HAUSHEER, op. cit., p. 364; SUZETTE SANDOZ, Nouveau droit du divorce - Les conditions du divorce, in RDS 118/1999 I p. 103 ss, p. 109; HAUSHEER/GEISER/KOBEL, op. cit., n. 10.25; Message, n. 231.32). Savoir si tel est le cas dépend des circonstances particulières de chaque espèce (art. 4 CC; Message, n. 231.32; STECK, op. cit., p. 34; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 9 ad art. 115 CC; SANDOZ, op. cit., p. 109).
h) Il n'est dès lors pas possible, ni souhaitable, d'établir des catégories fermes de motifs sérieux au sens de l'art. 115 CC (SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 14 ad art. 115 CC). Tout au plus peut-on, sans qu'il y ait lieu ici de prendre position à ce sujet, rapporter les principaux exemples cités par la doctrine, laquelle propose d'admettre l'existence de motifs sérieux au sens de l'art. 115 CC en cas de: violences physiques (Message, n. 231.32; REUSSER, n. 1.85; SANDOZ, op. cit., p. 109) ou psychiques (SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 10 ad art. 115 CC) propres à mettre en danger la santé physique ou psychique de l'époux demandeur ou de ses enfants (RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536; FANKHAUSER, op. cit., n. 7 ad art. 115 CC; STECK, op. cit., p. 37); - infraction pénale grave contre le conjoint demandeur ou l'un de ses proches (STECK, op. cit., p. 37; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 10 ad art. 115 CC; cf. art. 125 al. 3 ch. 3 CC et art. 138 al. 1 aCC); - abus sexuels démontrés contre les enfants communs ou issus d'un premier lit (SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 10 ad art. 115 CC; RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536); - délit infamant (RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 10 ad art. 115 CC; STECK, op. cit., p. 37; cf. art. 139 aCC); - maladie mentale grave (RUMO-JUNGO, op. cit., p. 1536; STECK, op. cit., p. 36; SUTTER/FREIBURGHAUS, op. cit., n. 11 ad art. 115 CC; HAUSHEER/GEISER/KOBEL, op. cit., n. 10.27; cf. art. 141 aCC).