3. a) L'art. 754 al. 1 aCO rend les personnes chargées de l'administration responsables du dommage qu'elles causent notamment à la société et aux
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créanciers sociaux en manquant intentionnellement ou par négligence à leurs devoirs.
De manière générale, l'administrateur doit faire preuve de toute la diligence nécessaire à la gestion des affaires sociales (art. 722 al. 1 aCO); il ne suffit pas d'observer la "diligentia quam in suis" (ATF 113 II 52 consid. 3a, ATF 99 II 179 consid. 1). Il est tenu en particulier de surveiller les personnes chargées de la gestion et de la représentation, afin d'assurer à l'entreprise une activité conforme à la loi, aux statuts et aux règlements; il doit également se faire renseigner régulièrement sur la marche des affaires (art. 722 al. 2 ch. 3 aCO). En cas de délégation valable, l'administrateur ne répond pas personnellement des fautes commises par ses subordonnés, mais uniquement, en principe, de la "cura in eligendo, instruendo et custodiendo" (arrêt du 24 mai 1982 reproduit in SJ 1983 p. 96; EGLI, Aperçu de la jurisprudence récente du Tribunal fédéral relative à la responsabilité des administrateurs de société anonyme, in Publication CEDIDAC 8, 1987, p. 33; LEI RAVELLO, La responsabilité solidaire des organes de la société, thèse Lausanne 1992, n. 69, p. 49; FORSTMOSER, Die aktienrechtliche Verantwortlichkeit, 2e éd., n. 321, p. 115; HORBER, Die Kompetenzdelegation beim Verwaltungsrat der AG und ihre Auswirkungen auf die aktienrechtliche Verantwortlichkeit, thèse Zurich 1986, p. 113 ss; VON GREYERZ, Die Aktiengesellschaft, in Schweizerisches Privatrecht, VIII/2, p. 208; DE STEIGER, Le droit des sociétés anonymes en Suisse, p. 256; cf. également l'actuel art. 754 al. 2 CO).
b) En l'espèce, comme la cour cantonale l'a admis à juste titre, le défendeur V. a, par sa passivité et sa méconnaissance de la société qu'il était censé gérer, manqué fautivement à son devoir de diligence, singulièrement à son devoir de surveillance sur le directeur J.
Avec le demandeur, il faut reconnaître par ailleurs que l'administrateur a violé son obligation de diligence d'une autre manière encore. Selon les faits constatés dans le jugement déféré, V. a eu connaissance, en janvier ou février 1981 par l'intermédiaire de G., de l'avis de recherche de J. diffusé dans l'émission "Aktenzeichen XY ungelöst". Il a alors démissionné de son poste d'administrateur de P. SA, avant de revenir sur sa décision après avoir reçu des assurances de la part du directeur.
La cour cantonale estime à tort qu'il n'est pas possible d'apprécier la responsabilité de V. dans ce contexte, faute de connaître le contenu de l'émission télévisée et de son compte-rendu par G. à V. Certes, on ignore les informations exactes portées à la connaissance de l'administrateur.
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Mais ce dernier a su, en tout cas, que J. était recherché par la police, via une émission de télévision consacrée, notoirement en Suisse alémanique, à des cas d'une certaine gravité. Du reste, il a démissionné sur-le-champ, ce qui démontre les graves soupçons que les informations reçues ont fait naître chez lui.
Dans ces circonstances, il est incompréhensible qu'une fois revenu à son poste d'administrateur sur la foi des seules paroles rassurantes de J. lui-même, V. n'ait rien entrepris pour éviter un dommage à la société et à ses créanciers. Car, de deux choses l'une, soit il ignorait le type d'infractions pour lesquelles J. était recherché, soit il savait qu'il s'agissait d'escroqueries dans le cadre de sociétés. Dans le premier cas, il devait éclaircir le point auprès d'autres personnes que le principal intéressé, par exemple en s'adressant à des tiers qui auraient vu l'émission télévisée. Il aurait appris ainsi la nature des infractions reprochées au directeur de P. SA, ce qui, comme dans la seconde hypothèse, impliquait des mesures immédiates à l'encontre de J. C'est le lieu de rappeler qu'en présence d'informations propres à susciter l'inquiétude sur la probité d'un collaborateur chargé de certaines compétences, l'administrateur unique ne peut rester passif, sous peine de voir sa responsabilité engagée (cf. arrêt non publié du 4 novembre 1986 dans la cause C 158/1986, brièvement résumé par Egli, op.cit., p. 33).
En l'espèce, le devoir de diligence commandait à l'administrateur d'écarter J. de la direction de la société. En effet, la "cura in eligendo" ne s'épuise pas dans le choix des personnes chargées de la gestion et de la représentation, mais englobe l'obligation de les révoquer si nécessaire, en particulier lorsque la surveillance exercée sur le délégué fait apparaître des carences graves (HORBER, op.cit., p. 117 et p. 119). On peut relever au passage qu'après la diffusion télévisée de l'avis de recherche, le conseil d'administration d'une autre société anonyme dirigée par J. a révoqué celui-ci de son poste de directeur.
Certes, sur le vu de l'état de fait cantonal, on ignore si J. a été désigné au poste de directeur par l'administration ou, ce qui est allégué par le demandeur, par l'assemblée générale (cf. art. 717 al. 2 aCO). Le point n'est toutefois pas déterminant, car l'administration peut de toute manière suspendre un directeur nommé par l'assemblée générale, à défaut de pouvoir le révoquer (cf. art. 705 al. 1, art. 726 al. 1 et 2 aCO; BÜRGI, Commentaire zurichois, n. 15 ad art. 705 CO et n. 9 ad art. 726 CO). Or, comme la révocation, la suspension permettait d'écarter J. des affaires, en tout cas jusqu'à l'assemblée générale qui devait se tenir dans un bref
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délai (BÜRGI, op.cit., n. 18 et n. 21 ad art. 726 CO).
Il convient de souligner enfin que la situation particulière de P. SA, dont J. était à la fois directeur et propriétaire économique, n'est pas de nature à supprimer la violation coupable du devoir de diligence commise par V., bien au contraire. Dans une telle constellation, l'administrateur unique pouvait en effet d'autant moins facilement faire abstraction des informations reçues sur le passé de J., car le risque était grand que la société soit utilisée comme l'instrument d'escroqueries. En outre, si V. se considérait comme un "homme de paille" incapable de résister au directeur, sa faute n'en serait pas moins réelle, car celui qui se déclare prêt à assumer un mandat d'administrateur tout en sachant qu'il ne peut pas le remplir consciencieusement viole son obligation de diligence (arrêt non publié du 29 juin 1992 dans la cause 2A.132/1991, consid. 5 et 6).